CHAPITRE V
Les chants des séraphins
S’il m’est arrivé d’être stupéfait dans ma vie, ce n’était rien comparé à ce que j’éprouvais là. Ce n’est que progressivement que les formes et les couleurs de mon salon émergèrent de la brume dans laquelle j’avais sombré dès que Malchiah avait cessé de parler.
Je revins à moi, assis sur le canapé, le regard droit devant. Et je le vis, avec une extrême clarté, debout devant la muraille de livres. J’étais fracassé, incapable de prononcer un mot. Tout ce qu’il m’avait montré avait été si vivant, si immédiat, que j’avais encore du mal à me retrouver dans le moment présent, si tant est que je puisse m’ancrer dans un moment quelconque.
Le mélange de chagrin, de lourd et de terrible remords était tel que je détournai le regard et laissai lentement tomber mon visage dans mes mains.
L’espoir ténu du salut me soutenait. Au fond de mon cœur, je murmurai : « Seigneur, pardonne-moi de m’être séparé de Toi. » Pourtant, à l’instant où se formaient en moi ces paroles, je sentis : Tu n’y crois pas. Tu n’y crois pas alors qu’il t’a révélé à toi plus intimement que tu n’aurais pu te révéler à toi-même. Tu ne crois pas. Tu as peur de croire.
Je l’entendis s’approcher.
— Prie pour ta foi, me chuchota-t-il à l’oreille.
Et j’obéis. Un ancien rite me revint.
Durant les rudes après-midi d’hiver, quand je redoutais de rentrer après l’école, j’emmenais Emily et Jacob à l’église du Saint-Nom-de-Jésus et je priais silencieusement : Seigneur ; embrase mon cœur ; car je perds la foi. Seigneur ; touche mon cœur et embrase-le.
Les anciennes images que j’invoquais alors resurgirent, aussi fraîches que si elles dataient de la veille. Je vis le dessin de mon cœur et l’éclatante flamme jaune. Mon souvenir était dépourvu des irrésistibles couleurs et mouvements qui imprégnaient ce que Malchiah m’avait montré. Mais je priai de tout mon cœur. Les images disparurent soudain et je me retrouvai seul avec les paroles de la prière.
Ce n’était pas une solitude ordinaire. Je me tenais devant Dieu sans bouger. J’eus l’impression fugitive de gravir un flanc de colline recouvert d’une herbe douce et de voir au loin devant moi une silhouette vêtue d’une robe, et des paroles me revinrent : C’est cela le plus glorieux ; des milliers d’années ont passé, et pourtant tu peux Le suivre de près !
— Mon Dieu, je suis navré de tout mon cœur, chuchotai-je. Pour tous mes péchés, à cause de la crainte de l’enfer, mais plus que tout, plus que tout, plus que tout parce que je me suis éloigné de Toi.
Je me rassis sur le canapé et me sentis dériver, dangereusement proche de perdre conscience, comme si j’avais été roué de coups par ce que j’avais vu ; je le méritais, mais mon corps ne pouvait plus supporter les coups. Comment pouvais-je tant aimer Dieu, être aussi accablé de ce que j’étais devenu et n’avoir pourtant pas la foi ?
Je fermai les yeux.
— Mon Toby, chuchota Malchiah, tu connais l’étendue de ce que tu as fait, mais tu ne peux appréhender l’étendue de ce qu’il sait.
Je sentis le bras de Malchiah me prendre par l’épaule. Je sentis la fermeté de ses doigts. Puis je me rendis compte qu’il s’était levé et j’entendis ses pas alors qu’il traversait la pièce.
Je levai les yeux, le vis en face de moi et, de nouveau, je vis ses couleurs vives, sa forme distincte et séduisante. Une lumière, subtile mais évidente, émanait de lui. Je n’en étais pas sûr, mais il me sembla avoir aperçu cette lueur incandescente quand il m’était apparu la première fois à Mission Inn. Sur le moment, n’ayant trouvé aucune explication, je l’avais niée, la considérant tel un produit de mon imagination. Mais à présent je ne la niais plus. Je m’émerveillais. Son visage était rayonnant. Il était heureux. Il semblait presque joyeux.
Et je me rappelai que l’on parlait dans les Evangiles de la joie du ciel lorsque vient une âme en pénitence.
— Expédions cela rapidement, dit-il avec entrain. (Et cette fois, aucune image saisissante n’accompagna ces paroles prononcées à mi-voix.) Tu sais très bien ce qui s’est passé ensuite. Tu n’as jamais dit à l’Homme Juste ton vrai nom, malgré son insistance, et avec le temps, lorsque les autorités t’ont baptisé Lucky, c’est ainsi que l’Homme Juste t’a appelé. Tu l’as accepté avec une amère ironie, accomplissant une mission après l’autre, espérant ne pas rester oisif, car tu savais ce que signifiaient ces mots.
Je ne répondis rien. Je me rendis compte que je le regardais à travers le voile trouble des larmes. Comme je m’étais glorifié de mon désespoir ! J’avais été un jeune homme en train de se noyer et qui lutte contre la fureur de la mer comme si cela pouvait le sauver, alors que les vagues s’abattaient et se refermaient sur moi.
— Durant ces années, tu as souvent travaillé en Europe. Quel qu’ait été ton déguisement, ta taille et ton teint clair t’ouvraient toutes les portes. Tu pénétrais dans les banques, les grands restaurants, les hôpitaux, les grands hôtels. Plus jamais tu ne t’es servi d’une arme à feu, car tu n’en avais pas besoin. « Le Tueur à l’Aiguille », disait-on dans les articles détaillant tes triomphes, toujours longtemps après les faits. On passait et repassait en vain les images indistinctes des vidéos de surveillance.
« Seul, tu es allé à Rome et tu es entré dans la basilique Saint-Pierre. Tu es remonté vers le nord par Assise, Sienne et Pérouse, jusqu’à Milan, Prague et Vienne. Un jour, tu es allé en Angleterre simplement pour voir le paysage désolé où les sœurs Brontë ont vécu et écrit leurs romans ; seul, tu as assisté à des représentations de Shakespeare. Tu as arpenté la tour de Londres, invisible, perdu parmi les touristes. Tu as vécu une vie sans témoin. Une vie dans une telle perfection de solitude que personne ne pourrait l’imaginer, sauf, peut-être, l’Homme Juste.
« Mais, assez vite, tu as cessé de lui rendre visite. Peu t’importaient son rire facile, ses plaisantes observations ou la manière détachée dont il discutait des choses qu’il te demandait. Au téléphone, tu pouvais le tolérer ; à la table d’un dîner, tu trouvais cela insupportable. Les plats devenaient insipides et te desséchaient la bouche.
« C’est ainsi que tu t’es éloigné du dernier témoin, devenu un fantôme au bout d’une ligne et non plus un semblant d’ami.
Il se tut, se retourna et passa une main sur les livres derrière lui. Il paraissait si matériel, si parfait, si réel !
Je m’entendis étouffer un cri, à moins que ce ne fût le bruit étranglé des larmes.
— Ceci est devenu ta vie, continua-t-il de la même voix sourde et calme. Ces livres et ces voyages dans le pays, car il était devenu trop dangereux pour toi de te risquer hors des frontières, et tu t’es installé ici, il n’y a pas neuf mois, buvant à pleines lampées la lumière de la Californie comme si tu avais vécu tes premières années dans une pièce obscure. (Il me fit face.) Je te veux, maintenant. Mais ta rédemption est entre les mains du Créateur, avec ta foi en Lui. La foi s’anime en toi. Tu le sais, n’est-ce pas ? Tu as déjà imploré le pardon. Tu as déjà reconnu la vérité de tout ce que je t’ai révélé et soixante-dix fois plus. Sais-tu que Dieu t’a pardonné ?
Je ne pus répondre. Comment pouvait-on pardonner ce que j’avais fait ?
— C’est de Dieu tout-puissant que nous parlons, chuchota-t-il.
— Je le veux, murmurai-je. Que puis-je faire ? Que désires-tu de moi qui puisse compenser ne serait-ce qu’une infime partie de tout cela ?
— Deviens mon aide. Deviens mon instrument humain pour m’aider à accomplir ma mission sur Terre. (Il s’appuya contre la bibliothèque et joignit les mains sous ses lèvres.) Abandonne cette existence vide que tu t’es façonnée et consacre-moi ton esprit, ton courage, ta ruse et ta grâce physique si peu commune. Tu es remarquablement courageux là où d’autres seraient timorés. Tu es astucieux là où ils seraient sans voix. Tout ce que tu es, je peux m’en servir.
Cela me fit sourire. Car je savais de quoi il parlait. Je comprenais tout ce qu’il disait.
— Tu entends les paroles des autres avec les oreilles d’un musicien, continua-t-il. Et tu aimes ce qui est harmonieux et beau. Malgré tes péchés, tu as un cœur instruit. Tout cela, je peux le mettre en œuvre pour exaucer les prières auxquelles le Créateur m’a demandé de répondre. J’ai demandé un instrument humain pour accomplir Sa volonté. Tu es cet instrument. Consacre-toi à moi et à Lui.
J’entrevis enfin la première lueur de véritable bonheur que je cherchais depuis des années.
— Je veux te croire, murmurai-je. Je veux être cet instrument, mais je crois, pour la première fois de ma vie, peut-être, que j’ai réellement peur.
— Non, pas du tout. Tu n’as pas accepté Son pardon. Tu dois croire qu’il peut pardonner à un homme comme toi. Et Il l’a fait. (Il n’attendit pas ma réponse.) Tu ne peux imaginer l’univers qui t’entoure. Tu ne peux le voir comme nous le voyons depuis le ciel. Tu ne peux entendre les prières qui s’élèvent de partout, à chaque siècle, sur chaque continent, de chaque cœur.
« On a besoin de nous, de toi et de moi, dans ce qui est pour toi une époque révolue, mais pas pour moi, qui puis voir ces années aussi clairement que le moment présent. Tu passeras d’une heure naturelle à une autre heure naturelle. Mais moi, j’existe dans l’heure de l’ange, et tu voyageras avec moi à travers ce temps.
— L’heure de l’ange, chuchotai-je.
Quelle vision cette expression éveillait-elle en moi ?
— Le regard du Créateur englobe le temps. Il sait tout ce qui est, était et sera. Il sait tout ce qui pourrait être. Et Il est Celui qui enseigne à tous, pour autant que nous puissions comprendre.
Quelque chose changeait en moi, complètement. Mon esprit cherchait à saisir l’ensemble de ce qu’il m’avait révélé, et j’avais beau connaître la théologie et la philosophie, je ne pouvais y parvenir que sans mots.
Me revint alors une phrase de saint Augustin citée par saint Thomas d’Aquin, que je murmurai à mi-voix.
« Quoique les nombres infinis soient sans nombre, ils n’échappent pas à celui dont la science est sans nombre. »[2]
Il souriait, pensif, et poursuivit :
— Je ne peux ébranler les sentiments de ceux qui ont besoin de moi comme j’ai ébranlé les tiens. J’ai besoin que tu pénètres dans leur univers matériel selon mes consignes, toi qui es aussi humain qu’eux, toi qui es un homme comme certains d’entre eux. J’ai besoin que tu interviennes non pour apporter la mort, mais pour imposer la vie. Accepte, et ta vie sera détournée du mal ; accepte, et tu seras sur-le-champ précipité dans le danger et la peine de celui qui tente d’accomplir ce qui est sans conteste le bien.
Danger et peine.
— J’accepte. (Je voulus répéter ces mots, mais ils semblaient rester en suspens entre nous.) Où que tu le désires. Seulement, montre-moi ce que tu attends de moi et comment accomplir ta volonté. Montre-moi ! Je me moque du danger. Peu m’importe la peine. Tu n’as qu’à me dire ce qui est bien et je le ferai.
Mon Dieu, je crois vraiment que Tu m’as pardonné ! Donne-moi cette chance ! Je suis à Toi.
J’éprouvai aussitôt un bonheur inattendu, une légèreté, et enfin de la joie.
Immédiatement, l’air qui m’entourait changea.
Les couleurs de la pièce se fondirent en devenant plus éclatantes. J’avais l’impression d’être un personnage extrait d’une peinture qui s’agrandissait et se troublait avant de se dissoudre autour de moi en une brume ténue et scintillante.
— Malchiah ! m’écriai-je.
— Je suis à tes côtés, prononça sa voix.
Nous étions en train de monter. Le jour avait fondu en une obscurité violette d’où irradiait une lumière douce et caressante. Puis tout vola en un milliard de minuscules particules de feu.
Un son d’une inexprimable beauté me saisit. Il semblait me soutenir aussi fermement que les courants aériens me portaient, aussi sûrement que la chaleureuse présence de Malchiah me guidait, mais je ne voyais rien d’autre que les cieux étoilés, puis le son devint une note grave et splendide, semblable à l’écho d’un immense gong de bronze.
Un vent vif s’était levé, mais l’écho le dominait. D’autres notes suivirent, confondues, vibrantes, provenant, aurait-on dit, du cœur d’innombrables cloches pures et légères. Lentement, la musique finit par dissoudre entièrement le bruit du vent tandis qu’elle enflait et s’emballait, et il me sembla percevoir un chant plus riche et plus fluide que tous ceux que j’avais entendus. Il les transcendait d’une manière si indescriptible que toute notion de temps m’abandonna. Je ne pouvais qu’imaginer écouter éternellement ces chants et je n’avais plus aucune sensation de moi-même.
Dieu que j’ai abandonné et dont je me suis détourné… Je suis à Toi.
Les étoiles s’étaient tant multipliées qu’elles étaient comme le sable de la mer. En fait, il n’y avait plus d’obscurité parmi toute cette brillance, mais chaque étoile scintillait d’une lumière iridescente et parfaite. Et autour de moi, au-dessus, au-dessous, à côté, je vis des étoiles filantes traversant le ciel sans un bruit.
Je me sentais sans corps, au cœur de tout cela, avec le désir de ne plus jamais en partir. Soudain, comme si on me l’avait dit, je compris que ces étoiles filantes étaient des anges. Je le sus, simplement. Je sus que c’étaient des anges qui voyageaient dans toutes les directions, leurs trajectoires rapides et inexorables faisant partie du grand mouvement de l’Univers.
Très lentement, la musique céda la place à un autre son.
Etouffé, puis plus pressant : un chœur de chuchotements venus d’en bas. Tant de voix, discrètes et réservées, rejoignirent ce murmure en se mêlant à cette musique qu’il semblait que le monde entier, au-dessous de nous, autour de nous, était rempli de ce chœur, et j’entendais une infinité de syllabes, mais toutes paraissaient ne prononcer qu’une seule et même prière.
Je baissai les yeux, stupéfait d’avoir encore le sens de l’orientation. La musique continuait de décroître tandis qu’une immense planète apparaissait. J’avais de la peine : je ne supporterais pas de perdre cette musique. Mais nous plongions vers cette planète, et je sus que c’était juste, et je n’opposai aucune résistance.
Partout, les étoiles continuaient de filer en tous sens, et à présent je n’éprouvais plus aucun doute : c’étaient des anges répondant à des prières. C’étaient les messagers diligents de Dieu, et je me sentais privilégié d’assister à cela, même si la plus suave musique qu’il m’ait jamais été donné d’entendre avait presque cessé.
Le chœur des chuchotements était immense et, à sa manière, parfait bien que plus sombre. Ce sont les chants de la Terre, pensai-je, ils sont remplis de tristesse, de supplication, d’adoration, de révérence et de respect.
Je vis apparaître de vastes territoires constellés de myriades de lumières, et l’étendue luisante et satinée des mers. Les villes étaient de vastes toiles d’araignées lumineuses qui apparaissaient et disparaissaient entre les nuages. Alors que nous descendions, je les distinguai mieux. La musique s’était évanouie et le chœur de prières était devenu la mélodie qui m’emplissait les oreilles.
L’espace d’une seconde, une multitude de questions me vinrent, mais elles reçurent immédiatement leur réponse. Nous approchions de la Terre, mais à une époque différente.
— Rappelle-toi, me murmura Malchiah à l’oreille, que le Créateur connaît toute chose, tout ce qui est passé et présent, tout ce qui est arrivé et arrivera, comme ce qui pourrait arriver. Rappelle-toi qu’il n’y a ni passé ni avenir là où Se trouve le Créateur, mais seulement le vaste présent de toutes les choses qui vivent.
Je fus intimement convaincu de la vérité de ces paroles, je les absorbai et, de nouveau, je fus empli d’une immense gratitude, si bouleversante qu’elle réduisait à rien toute autre émotion. Je voyageais avec Malchiah dans l’heure de l’ange pour retrouver l’heure naturelle et je me savais en sécurité car j’étais avec lui.
Les myriades de points lumineux, qui filaient à une grande vitesse, diminuaient à présent, ou du moins disparaissaient à mon regard. Juste au-dessous de nous, je vis un groupe de toits couverts de neige et de cheminées qui exhalaient dans l’air de la nuit une fumée rougeâtre.
Une délicieuse odeur de feu de bois m’emplit les narines. Les prières étaient faites de mots, et plus ou moins insistantes, mais je n’en saisissais pas le sens.
Je sentis mon corps tout entier reprendre forme, alors même que les chuchotements m’enveloppaient, et je me rendis compte que mes anciens vêtements avaient disparu. Je portais un vêtement qui semblait de lourde laine. Mais peu m’importait mon allure, j’étais trop captivé par ce que je voyais au-dessous de moi.
Il me semblait voir une rivière couler entre les maisons, un ruban argenté dans l’obscurité, et la forme vague de ce qui devait être une immense cathédrale, avec son inévitable plan en croix. Sur une éminence se dressait ce qui devait être un château. Tout le reste n’était que toits blottis les uns contre les autres, certains couverts de neige, d’autres si pentus que les flocons n’avaient pu y tenir. Et, en effet, la neige tombait avec une délicieuse douceur que je pouvais entendre.
L’immense chœur de chuchotements entremêlés devenait toujours plus fort.
— Ils prient et ils sont effrayés, m’étonnai-je.
J’entendis ma voix, toute proche, comme si je n’étais pas dans ce vaste ciel. Un frisson me parcourut. L’air m’enveloppa. Je sentis la neige sur mon visage et mes mains. Je voulais désespérément écouter une dernière fois cette musique enfuie et, à mon grand étonnement, je l’entendis en effet dans un grand écho qui enfla et mourut.
Et l’idée de pouvoir faire le bien dans ce monde s’empara de moi tandis que je ravalais mes larmes.
— Ils prient pour Meir et pour Fluria, annonça Malchiah. Ils prient pour toute la communauté juive de la ville. Tu dois répondre à leurs prières.
— Mais comment ? Que vais-je faire ?
Nous étions à présent tout proches des toits, et je distinguais les rues et les sentes de la cité, la neige qui couvrait les tours du château et le toit de la cathédrale qui luisait comme si la lumière des étoiles pouvait briller à travers la neige, faisant paraître la ville bien terne.
— Nous sommes au début de la soirée dans la ville de Norwich, expliqua Malchiah d’une voix parfaitement claire, malgré les prières qui résonnaient dans mes oreilles. Les processions de Noël viennent de se terminer, et un temps de troubles a commencé pour la juiverie.
Je n’eus pas besoin de lui demander de poursuivre. Je savais que le terme « juiverie » qualifiait la population des juifs de Norwich et le petit quartier où la plupart habitaient.
Nous descendions de plus en plus vite. J’aperçus une rivière et, pendant un moment, je vis les prières s’élever ; mais le ciel s’épaississait, les toits au-dessous de moi faisaient penser à des fantômes, et je sentis de nouveau la neige humide me frôler.
Nous traversâmes la ville puis, lentement, je me retrouvai debout, sur le sol. Nous étions entourés de maisons à colombages qui semblaient pencher dangereusement vers nous, prêtes à nous écraser d’un instant à l’autre. De faibles lumières éclairaient les épaisses et minuscules fenêtres. Seuls quelques flocons tourbillonnaient encore dans l’air glacé.
Je baissai les yeux dans cette faible clarté et vis que je portais l’habit d’un moine ; je reconnus aussitôt cet habit : la tunique blanche, le long scapulaire blanc et le manteau noir à capuchon d’un dominicain. Je sentis la corde familière qui me ceignait la taille, mais le long scapulaire la recouvrait. Je portais à l’épaule une sacoche de cuir pleine de livres. Je fus abasourdi.
Je levai les mains avec angoisse et m’aperçus que j’étais tonsuré ; j’avais le dessus du crâne rasé et l’anneau de cheveux bien taillés des moines de cette époque.
— Tu as fait de moi ce que j’ai toujours voulu être, m’exclamai-je. Un frère dominicain !
Je ne pouvais contenir mon enthousiasme.
— Maintenant, écoute, coupa Malchiah. (Bien que je ne pusse le voir, sa voix résonna contre les murs. J’étais seul. J’entendis des voix irritées dans la nuit, à faible distance. Et le chœur de prières s’était éteint.) Je suis juste à côté de toi. (La panique m’envahit un instant, puis je sentis le contact de sa main sur la mienne.) Ecoute-moi. C’est une foule que tu entends dans la rue voisine, et nous avons peu de temps. Le roi Henri de Winchester est sur le trône d’Angleterre. Tu devineras sans doute que nous sommes en l’an 1257, mais rien de tout cela n’a d’intérêt pour toi ici. Tu connais cette époque aussi bien peut-être que n’importe quel homme de ton siècle, et tu la connais comme elle-même ne peut se connaître. Meir et Fluria te sont confiés, et toute la juiverie prie, car Meir et Fluria sont en danger, et, comme tu le comprends très bien, ce danger peut s’étendre à toute la petite population juive de cette ville. Ce danger pourrait même gagner Londres.
J’étais fasciné au plus haut point et surexcité plus que je ne l’avais été de toute ma vie. Je connaissais cette époque et les périls qui menaçaient tous les juifs d’Angleterre.
Je commençais à avoir froid. Je vis que j’étais chaussé de souliers à boucle. Je sentis aussi sur mes jambes des bas de laine. Dieu merci, je n’étais pas un franciscain, réduit à marcher en sandales ou pieds nus, me dis-je. Puis j’eus un étourdissement. Je devais chasser ces idées absurdes et réfléchir.
— Précisément, dit la voix toute proche de Malchiah. Mais prendras-tu plaisir à ce que tu es venu faire ? Oui, car il n’y a pas d’ange de Dieu qui ne tire de joie à aider les humains. Et, désormais, tu œuvres avec nous. Tu es notre enfant.
— Ces gens peuvent-ils me voir ?
— Sans le moindre doute. Ils te verront et t’entendront, et tu les comprendras tout comme ils te comprendront. Tu sauras parler français, anglais ou hébreu, et tu comprendras quand eux parleront ces langues. Ces choses sont assez faciles pour nous.
— Mais… toi ?
— Je serai toujours à tes côtés, comme je te l’ai dit. Mais tu seras seul à me voir et à m’entendre. Ne tente pas de me parler à haute voix. Et ne m’appelle que si tu y es contraint.
A présent, va vers cette foule et mêle-toi à elle, car cela prend une mauvaise tournure. Tu es un lettré itinérant, parti d’Italie pour rejoindre l’Angleterre en traversant la France, et ton nom est frère Toby, ce qui est assez simple.
J’étais impatient de commencer.
— Que dois-je savoir d’autre ?
— Fie-toi à tes dons, ceux pour lesquels je t’ai choisi. Tu es éloquent et tu as une grande assurance quand tu joues un rôle en vue d’un objectif. Fie-toi au Créateur et fie-toi à moi.
J’entendis les voix enfler dans la rue voisine. Une cloche sonna.
— Ce doit être le couvre-feu, dis-je vivement.
Mes pensées s’enchaînaient fébrilement. Ce que je savais de ce siècle me parut soudain infime, et, de nouveau, j’éprouvai de l’appréhension, presque de la peur.
— C’est le couvre-feu, acquiesça Malchiah. Et il va enflammer tous ceux qui provoquent ces troubles, parce qu’ils ont hâte de parvenir à leurs fins. Maintenant, va.